Nous avons appris avec grande tristesse le décès accidentel de l'enfant qui avait inspiré cette nouvelle publiée dans l'anthologie "Dyslexies, aujourd'hui et demain" dirigée par Cécile Péguin.
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A la demande de l'auteure, nous avons décidé de rendre ce texte accessible à tous.
L'équipe des éditions Arkuiris



Communication extraterrestre


Elisabeth Piotelat


Je suis seule face au monstre. Il me regarde, me renifle. J’essaie de sourire. J’essaie de lui parler :

— Je suis dyslexique.

Il ne semble pas comprendre. Il s’éloigne. Je respire un peu.

Comment savoir si cette horrible chose est dotée d’intelligence ? La première fois que je l’ai rencontrée, cela s’est plutôt bien passé. C’était en septembre, au bord de la route, pas loin d’un bois où j’aimais rêvasser. J’ai pensé qu’il s’agissait d’un extraterrestre, une espèce de Dieu hindou, pacifiste, emprunt de sagesse. Une communication semblait possible.

Aujourd’hui, je ne vois qu’une gargouille au sourire machiavélique. Nous sommes en juin. Je me rends compte que j’ai mal interprété les signaux envoyés par la créature, un peu comme quand un chat vient sur mes genoux, non pas par affection, mais juste pour obtenir caresses et nourriture.

Au mois d’octobre, j’ai décidé d’étudier le chinois, une langue où l’on n’aligne pas les lettres les une après les autres, mais où l’on dessine des idéogrammes. La dyslexie est différente dans cette langue. On ne peut pas inverser des mots, ni les syllabes qui n’existent que dans le pinyin, dont j’ai appris à me passer.

Dès que j’ai été en mesure en mesure d’écrire 你好 , je lui ai présenté un bloc-notes contenant quelques caractères et dessins. Ça veut dire  bonjour. La chose l’a pris, avant de la jeter, comme si je l’avais agressée. Je n’ai pas pu déterminer si ce monstre ne comprend pas le chinois ou s’il n’aime pas les idéogrammes.


De temps en temps, une sorte de drone tourne autour de la tête du monstre. S’agit-il d’une intelligence artificielle ?

En janvier, j’ai acheté un ordinateur. J’ai vu les yeux de la gargouille s’écarquiller. Enfin, aurais-je trouvé la solution pour communiquer ?

J’avais entendu des scientifiques parler des projets SETI de recherche d’intelligence extraterrestre. Certains préconisaient d’utiliser les mathématiques pour communiquer. Et si c’était la solution ?

J’ai pris mon dernier devoir de mathématiques. Toutes les réponses étaient justes, mais je n’avais eu que 8/20, je n’ai pas vraiment compris pourquoi. J’ai ouvert LibreOffice à 19h, pensant qu’une heure me suffirait largement.

Comment écrire une identité remarquable ?

J’ai commencé à écrire :

Soit f(x) = x²-1

Comment écrire la comparaison ?

En recherchant, j’ai trouvé qu’il fallait cliquer sur le menu « Insertion » puis « Objet » puis « Formule » et taper :

f(x) geslant (x-1) dlrarrow (4-x) geslant 1.

Ça permet d’afficher :

f(x)⩾(x−1)⇔(4−x)⩾1

Comment mettre une flèche sur un vecteur ?

J’ai écrit :

Soit J(x,y) dans le repère (S,D,C).

On a alors :

Vecteur SJ egal x vecteur SD plus y vecteur SC

J est le milieu de [DC], donc :

Vecteur DJ egal un demi de vecteur DC


Comment dessiner une figure géométrique ? On m’avait conseillé d’utiliser le logiciel Géogébra, parfait pour les dyslexiques. Je ne l’avais pas encore téléchargé. Je l’ai fait. Mais comment l’utiliser ?


Tombant de sommeil, je suis allée me coucher à deux heures du matin. À six heures, le réveil a sonné. J’ai écouté le journal. Il y a exactement 35 ans, le 28 janvier 1986, la navette spatiale Challenger a explosé, tuant l’institutrice Christa MacAuliffe. Qu’est-ce que j’aimerais actuellement être sur une autre planète ! J’avais mal au ventre, peur d’affronter le monstre.

J’étais armée du devoir de mathématiques dans mon ordinateur. Je sortis vers sept heures. Je n’avais rien pu avaler. La température était de quelques degrés au-dessus de zéro. Il ne neigeait pas. Quelques gouttes de pluie verglaçante tombaient de temps en temps. Plus j’approchais de la cible, plus mes genoux me faisaient souffrir. J’avais peur. Je me sentais faible.

Le drone est venu vers moi, alors que le monstre se tapissait sans doute dans son refuge. J’ai allumé l’ordinateur, ouvert LibreOffice, affiché le devoir. L’engin s’est immobilisé devant l’écran pendant 5 longues minutes. L’ordinateur s’est éteint sans que je ne fasse quoique ce soit. Le drone a pris de l’altitude puis a disparu.

Je suis rentrée en courant, en pleurant. Une fois calmée, j’ai essayé d’allumer mon ordinateur tout neuf. Rien. Il ne me restait plus qu’à le rapporter en espérant faire fonctionner la garantie. J’étais à peine sortie de chez moi, qu’un cri lugubre se fit entendre. Le monstre approchait. Il était rouge, énorme. Il a compris, mais il n’a pas apprécié les mathématiques. J’étais terrorisée. Où fuir ? Je tremblais, incapable de prendre la moindre décision. J’entendis un coq chanter trois fois. Était-ce la fin ? Mon ordinateur glissa de mes mains. Au contact du sol, il explosa.

— Jeanne, réveille-toi !

— Mais maman, j’ai mal au ventre.

— Tout va bien se passer, j’ai vu ta prof principale hier. Sa robe rouge sang ne lui allait pas du tout, mais à part ça, elle est très souriante.

— Tu parles, elle est effrayante avec ce sourire de politicien.

— C’est vrai, elle croit que la dyslexie, se soigne comme n’importe quelle maladie ! Son domaine, ça a l’air d’être plutôt gargouille, religion et moyen-âge.

— Tu lui as parlé du devoir de math où j’ai eu 8/20 ?

— Non, mais, elle m’a confirmé que ta moyenne était trop juste pour que tu passes en 1ère S. Elle ne comprend pas pourquoi tu n’utilises pas l’ordinateur en cours.

— Et moi, je comprends pas pourquoi les profs ne respectent pas ce qu’a recommandé le médecin scolaire dans le PAP : réduire le nombre d’exercices ou laisser plus de temps.

— Bon, on en rediscutera. Tu vas être en retard.

— Tout ce que j’aime, ce sont les mathématiques. Si je ne peux pas faire de science à cause de ma dyslexie, pas la peine d’aller au lycée.


Je me suis levée, très en colère. Je suis allée dans la salle de bain et j’ai vomi. Ma mère m’a renvoyée au lit et m’a pris un rendez-vous chez le médecin, comme si elle n’avait pas compris mon problème. Pourquoi semble-t-elle parfois aussi stupide que les professeurs ? À force de me traîner d’un orthophoniste à un autre, sans résultat, elle aurait dû comprendre que j’ai besoin de temps et de personnes avec qui je puisse échanger, qui puissent parler de mathématiques avec moi sans se soucier de savoir si équation s’écrit avec un C ou un Q.

Je ne souhaite qu’une chose : retourner dans mon cauchemar. Quand on est dyslexique, il est parfois plus aisé de communiquer avec un extraterrestre qu’avec un adulte.